Les heuristiques, ces raccourcis de pensée quotidiens

Les heuristiques, ces raccourcis de pensée quotidiens

Chaque jour, nous sommes inondés de décisions à prendre : grandes ou petites, simples ou complexes, politiques, personnelles, professionnelles… Certains choix ne présentent pas de difficulté, tandis que d'autres sont ardus et nécessitent une réflexion en plusieurs étapes pour prendre la bonne décision.


Comprendre comment les gens y arrivent appartient au domaine de la psychologie cognitive. Plusieurs facteurs influencent la prise de décision. Ces facteurs sont nos expériences de vie, les biais cognitifs et les heuristiques, l'âge et les différences individuelles, la croyance en sa propre pertinence personnelle, et même le moment de la journée ! Ici, nous allons nous concentrer sur les heuristiques, ces raccourcis mentaux que nous utilisons tous les jours.


D’après Herbert Alexander Simon, le père des heuristiques, il s’agit «des méthodes pour arriver à des solutions satisfaisantes avec des quantités modestes de calcul». Ce sont des opérations mentales automatiques, intuitives et rapides. Elles servent donc de cadre dans lequel des décisions satisfaisantes sont prises rapidement et facilement.


Herbert Alexander Simon, économiste et sociologue, prix Nobel d'économie 1978.


En effet, les humains sont des avares cognitifs parce que leur tendance de base est de recourir par défaut à des mécanismes de traitement heuristique à faible coût de calculs. Traduction : nous allons au plus simple et au moins fatigant. En bref, ce sont des raccourcis mentaux, basés sur peu d’informations, qui réduisent l’effort mental associé à la prise de décision. Les psychologues Anuj K. Shah et Daniel M. Oppenheimer ont soutenu que l'heuristique réduit le travail dans la prise de décision de plusieurs manières : 


1.  On examine moins d'indices.

2.   On cherche moins d'alternatives.

3.   On intègre moins d'informations.

4.    Par conséquent, il y a moins de récupération et de stockage des informations en mémoire.

5.    Elle simplifie les principes de pondération des indices, ce qui veut dire qu’une place est attribuée à chaque indice en fonction de son importance.


Exemple d’heuristique : les gens ont tendance à estimer le temps mis pour trouver un emploi en fonction de la facilité avec laquelle leurs proches ont récemment été engagés, et non selon le temps moyen de recherche de la population française.


Une logique rapide et intuitive parfois toute bénéfique

Comment les gens prennent-ils des décisions lorsque le temps est limité, que les informations ne sont pas fiables et que l'avenir est incertain ? Dans notre monde plein d'incertitudes et de surprises, les heuristiques sont indispensables et souvent plus précises que les méthodes de calcul plus logiques. Nous les utilisons au quotidien ! Contrairement à une croyance profondément enracinée, les problèmes compliqués à résoudre ne nécessitent pas toujours de calculs complexes. En effet, moins peut être plus. Ces raccourcis ignorent une partie des informations données, et moins d'informations, de calculs et de temps peuvent améliorer la précision de certains choix.

Les trois systèmes cognitifs présents dans notre cerveau (Source : scienceshumaines.com)

 

Le cerveau possède deux systèmes de calcul pour résoudre des problèmes et prendre des décisions : l’heuristique et l’algorithmique. Si l’heuristique est une logique rapide et intuitive, l’algorithmique lui demande un effort mental et une analyse bien plus profonde, mais il conduit de façon certaine au bon résultat. Dans certains cas, l’heuristique est tellement rapide qu’elle nous empêche d’être logiques et rationnels. Il faut qu’un troisième système intervienne pour résister aux heuristiques et activer notre pensée logico-mathématique. C’est l’inhibition. Logé dans le cortex préfrontal, ce troisième système est, selon le professeur de psychologie Olivier Houdé, la « clé de l’intelligence ». Sa fonction d’arbitrage permet aux moments appropriés d’interrompre le système heuristique et d’activer le système algorithmique.


Le but des heuristiques ? Trouver une solution satisfaisante

Contrairement au système algorithmique, les heuristiques n'essaient pas de trouver la meilleure solution, mais plutôt de trouver une solution assez bonne. Ces raccourcis mentaux se concentrent sur des situations dans lesquelles les gens doivent agir rapidement, les probabilités ou les utilités sont inconnues, et des objectifs multiples et des problèmes mal définis empêchent la logique ou la théorie des probabilités de trouver la solution optimale. Dans cette optique, l'esprit ressemble à une boîte à outils adaptative avec divers raccourcis adaptés à des classes spécifiques de problèmes.

 

Les heuristiques, selon Amos Tversky et Daniel Kahneman, ne font cependant pas l’unanimité auprès de la communauté scientifique. En effet, elles mènent à des raisonnements de qualité tandis que pour d’autres auteurs, elles aboutissent à de mauvaises réflexions.


Daniel Kahneman, psychologue et économiste, prix Nobel d'économie 2002 & Amos Tversky, psychologue


Une heuristique est une stratégie cognitive qui s’avère souvent très efficace, mais pas toujours. Et dans ce dernier cas, elle engendre un biais cognitif. Il s’agit d’une altération ou d’une déformation de certaines informations et de notre jugement, qui va venir par la suite fausser notre décision.


Pour en savoir plus sur les biais cognitif, rendez-vous sur la carte interactive : https://inertian.wixsite.com/codexbiais/hg


Galen Von Bodenhausen et Robert Wyer, professeurs psychologues, ont proposé que les stéréotypes puissent être considérés comme des heuristiques de jugement. Les stéréotypes sont des croyances qui peuvent être inexactes et généralisées à l’excès. Exemple : les femmes conduisent mal.


Parfois victimes de préjugés

Par conséquent, les heuristiques de jugement sont des raccourcis où l’on se fie à des croyances stéréotypées pour se forger des impressions et porter des jugements sur les autres. Si je vois une femme au volant d’une voiture abîmée, vais-je penser qu’elle conduit mal, ou qu’elle a été victime d’un chauffard ? Si l’on ne fait pas attention, ces automatismes stéréotypés peuvent prendre le dessus. Il faut avoir une motivation suffisante pour s'engager dans une réflexion algorithmique, elle requiert une implication et une volonté personnelle à vouloir pousser notre analyse. Les incitations de nos proches à prendre la meilleure décision peuvent aussi aider. Les facteurs qui eux limitent cette réflexion détaillée sont la distraction, le trop plein d'informations et la difficulté des tâches à faire pour résoudre le problème rencontré.


Néanmoins, en plus de la motivation, trois types d’approches peuvent être adoptées pour nous aider à mieux résister face à ces automatismes : soit par notre expérience à partir de nos propres échecs (on se souvient de nos erreurs), soit par imitation (on s’aide d’un exemple), ou encore par des instructions venant d’autrui afin d’être guidé dans le processus de prise de décision. Il est aussi essentiel de développer le réflexe de prendre plus de recul vis-à-vis de ses émotions. Pour Olivier Houdé, « nos décisions sont trop souvent subjectives, trop rapides et, même si l’émotion est bien en général, trop émotionnelles. Il faut apprendre à regretter en quelque sorte ou à anticiper le regret de ses réponses ». En effet, une fois qu'une personne a pris une décision, il y a plusieurs résultats différents, comme le regret ou la satisfaction. Les décisions qui sont réversibles sont plus désirées, bien que cela puisse ne pas conduire à des résultats positifs ou satisfaisants.


En plus d’apprendre à inhiber ses automatismes et de prendre du recul, travailler sa pensée critique permet d’éviter un raisonnement trop biaisé par une opinion ou une croyance antérieure. En effet, bon nombre des heuristiques concernent des aspects importants de la pensée rationnelle et critique : raisonnement causal ou probabiliste, pensée hypothétique, penser à des explications alternatives… Ces caractéristiques de pensée sont liées à d'importantes décisions dans des domaines tels que les finances personnelles, l'emploi, la santé et les politiques publiques. Mais souvent, les situations importantes dans lesquelles on retrouve les heuristiques et les biais sont négativement associées à une bonne pensée critique et aboutissent à de mauvais jugements et décisions sur ce qu'il faut croire et ce qu'il faut faire.

Albert Moukheiber, docteur en neurosciences et psychologue.


Les heuristiques sont pratiques, rapides, elles ne sont ni bonnes ni mauvaises. Elles sont simplement parfois faussées par des biais en fonction des autres facteurs du processus de décision, de l’importance du choix à faire, si le problème à résoudre est complexe ou non… En somme, ne vous reposez pas uniquement sur les heuristiques !

 

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19. https://www.youtube.com/watch?v=u_soKgjGzrU

20. https://plumesdezebres.com/ressources/codex-des-biais-cognitifs/

21.https://www.scienceshumaines.com/reflechir-c-est-resister-a-soi-meme-rencontre-avec-olivier-houde_fr_33514.html

Commentaire ( 1 ) :
O
Olivier H

samedi 10 juin 2023

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" Merci pour cette belle synthèse et références ! "

8 décembre 2020
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