DIVE-Sea: Des expéditions pour un Grand Atlas génomique de la vie sous-marine française
On dit souvent moins connaître les fonds de nos océans que la surface de la lune. Même plus près, au large de nos côtes, un trésor d’informations sur le monde naturel nous reste encore inconnu.
Le projet DIVE-Sea, piloté par le Muséum National d’Histoire Naturelle, est une série d’expéditions scientifiques autour de la France métropolitaine et d’Outre-mer, destinées à collecter 4500 espèces eucaryotes (à cellules complexes) pour séquencer leurs génomes. Il est le premier maillon d’un projet scientifique national plus vaste, ATLASea.
ATLASea est un PEPR (Programmes et Équipements Prioritaires de Recherche) sous la direction du Centre national de la recherche scientifique, et du Commissariat à l’énergie atomique et aux Energies alternatives, et regroupe également cinq autres institutions (Le Muséum National d’Histoire Naturelle, Sorbonne Université, Paris Sciences-Lettres, Aix-Marseille Université, et l’IFREMER)
DIVE-Sea représente la phase initiale d’expéditions de collecte taxonomique, et est suivi de SEQ-Sea, la phase de séquençage des génomes qui se déroule au Génoscope d’Evry, et BYTE-Sea, la phase de traitement informatique approfondi et de bancarisation des données génomiques. ATLASea englobe également deux projets pilotes de recherche appliquée sur les données produites. Le projet global durera 8 ans à partir du lancement officiel des expéditions en juin 2024, pour un budget global de 41,8 millions d’euros.
Un petit bain dans la génomique
Les scientifiques estiment avoir décrit à peu près 15 à 20 % des espèces vivantes sur notre planète (environ 1,5 million sur 8 à 10 millions). Cependant, notre connaissance de ces espèces détaillées se limite souvent à une description morphologique (notamment d’un spécimen de référence, voir [lien article découverte espèces]), ainsi que de leur lieu et environnement de collecte, et parfois des informations sur leur écologie et leur comportement. Notre pleine connaissance d’une espèce vivante, et notre capacité à établir les liens de parenté entre elles, repose également sur notre possession de leur information génétique, et notamment de leur génome complet. En effet, il est important de différencier le séquençage d’un ou plusieurs gènes spécifiques, qui ne sont que des séquences d’ADN relativement courtes, et le séquençage du génome complet d’un organisme, une opération plus complexe et coûteuse. Le prix du séquençage (d’un gène comme d’un génome) et sa difficulté ont drastiquement baissé depuis les premiers séquençages dans les années 1970, avec le temps et le développement de nouvelles technologies, notamment avec l’avènement de grands projets comme Projet Génome Humain (Human Genome Project) de 1988 à 2003.
Ainsi, les génomes de quelques milliers d’espèces vivantes ont été séquencés à ce jour, avec cependant seulement quelques centaines possédant une qualité de référence (c’est-à-dire un degré de complétion très élevé et un faible nombre d’erreurs, permettant des études plus approfondies). Même le génome humain n’est pas encore connu à 100 %, avec quelques zones génomiques complexes encore difficiles à séquencer. La recherche génomique mondiale continue d’être poussée par des grands projets collaboratifs internationaux comme le HGP. ATLASea par exemple appartient à l’Earth Biogenome Project, un grand projet international lancé en 2018 et visant à séquencer toutes les espèces connues, et qui rassemble des dizaines d’initiatives similaires regroupant des consortiums de chercheurs (par exemple le Vertebrate Genomes Project pour séquencer les quelque 66 000 espèces de vertébrés, ou Darwin Tree of Life visant à séquencer les 70 000 espèces vivant sur les îles britanniques).
Une méduse, l’un des groupes d’organismes marins ciblés par le projet
Selon l’Union internationale pour la Conservation de la nature, 66 % des milieux marins sont détériorés, et nos connaissances sur ces écosystèmes restent limitées par rapport aux milieux terrestres plus accessibles. Pour parvenir à documenter cette fragile diversité alors qu’elle s’appauvrit, ATLASea va donc séquencer 4500 espèces d’eucaryotes (c’est-à-dire des organismes à cellules possédant des noyaux et des mitochondries, comme les animaux, les plantes, les microalgues, les champignons les amibes, etc., par opposition aux bactéries et aux archées) dans la Zone économique exclusive française, dont 600 dans les territoires ultramarins. Cela représente environ un tiers des quelque 14000 espèces décrites de la ZEE française. Le projet rassemble donc des centaines de chercheurs, dans un effort commun visant à générer des données génétiques exhaustives de haute qualité, mettant en œuvre des technologies de pointe dans un effort d’échantillonnage ciblé et de séquençage systématique. L’objectif final est de produire le premier atlas génomique marin, représenté par une banque de tissus congelés et de données génomiques libres d’accès, un projet génétique d’échelle jamais tenté en France.
A la mer : plongée dans le projet DIVE-Sea
Après une expédition d’échantillonnage test à Leucate en octobre 2023, qui a collecté 108 espèces pour le séquençage, DIVE-Sea sera pleinement lancé à Dinard en juin 2024. Au fil du projet, sept des stations océanographiques du Muséum et des autres institutions partenaires comme le CNRS ou Sorbonne Université seront mises à disposition, ainsi que la flotte océanographique française. Plus de quinze expéditions d’échantillonnage sont prévues jusqu’en 2029, autour du littoral métropolitain et également dans les départements d’Outre-mer, dont les espèces sont moins connues et où il est donc d’autant plus important d’investir du capital de recherche. Le protocole d’échantillonnage commence par la collecte de spécimens à l’aide de divers outils sur le terrain, suivi par la mobilisation de taxonomistes pour rapidement identifier les spécimens récupérés, et enfin la congélation rapide de tissus organiques pour le transport dans une chaîne grand froid.
Les dizaines de sites échantillonnés, répartis autour du littoral français, ont été choisis pour couvrir une grande diversité de conditions climatiques, géomorphologiques et environnementales. Dans ces eaux et l’aide de processus annexes, tous les groupes d’eucaryotes marins vont être prélevés : poissons et autres vertébrés, crustacés, mollusques, échinodermes (dont les étoiles de mer, oursins, concombres de mer), vers (annélides, nématodes, vers plats, etc.), cnidaires (par exemple les méduses, anémones, coraux), ascidies, éponges, algues, autres organismes unicellulaires, etc. Il n’y a pas de liste exacte d’organismes à prélever : les 4500 espèces séquencées seront celles que les chercheurs parviendront à collecter, par souci de temps et de budget. La première campagne du 24 juin au 6 juillet, lancée à la station océanographique de Dinard, prévoit d’échantillonner des milieux meubles et rocheux de 0 à 30 m. Mais le projet englobera également des zones typiquement moins échantillonnées, à l’aide de nouvelles tactiques comme la plongée mésophotique (plus profonde que les 30-40 m traditionnels), le tout prévu pour laisser l’empreinte la plus minime possible sur l’environnement. Les spécimens seront prélevés de diverses manières, y compris à la main, mais également à l’aide de paniers de brossage ou de marteaux et burins (pour décoller les organismes attachés aux cailloux), d’aspirateurs sous-marins (le pic de diversité étant pour des organismes inférieurs à 1 mm), et de divers filets spécialisés (filets de petite drague, traîneaux épibenthiques ou suprabenthiques, chaluts).
Pressage d’une algue collectée
Pour d’autres groupes d’organismes, les échantillons pourront être récupérés en dehors des expéditions. Par exemple, certaines espèces de microalgues et protistes seront prélevées à partir de cultures déjà en cours dans les stations de recherche. Pour les espèces de poisson concernées par la pêche commerciale, les prélèvements pourront être effectués lors de campagnes d’évaluation des stocks. Enfin pour les cétacés, la prise d’échantillon mobilisera le réseau de détection des échouages, déjà en place sur les côtes.
Retour sur la terre ferme : taxonomie, transport et séquençage
La phase taxonomique (d’identification des spécimens aux espèces qui leur correspondent) est délicate, dans la mesure où elle nécessite de mobiliser de nombreux spécialistes capables de travailler rapidement pour permettre au plus vite la préservation des échantillons par congélation (organismes complets ou tissus, selon la taille). Plusieurs réplicats sont collectés par espèce, notamment pour la grande diversité de spécimens microscopiques, en sachant qu’il faut 2 à 25 microgrammes d’ADN pour établir un échantillon génomique de référence, et plus si on veut en conserver un échantillon en stockage.
La préservation traditionnelle de spécimens dans l’éthanol ou le formol entraînant une dégradation de la molécule d’ADN, un autre protocole de préservation est nécessaire pour préserver l’information génétique : la préservation de tissus provenant des spécimens à une température jamais supérieure à - 80° C. Acheminer les spécimens au Génoscope d’Evry, où ils seront conservés dans des congélateurs puissants, nécessite donc la mise en œuvre d 'une « chaîne grand froid ». Les spécimens sont d’abord congelés dans de l’azote liquide à - 196° C, puis dans de la carboglace pour le transport.
Une fois les échantillons acheminés au Génoscope à Evry, le projet passe de la phase DIVE-Sea à la phase SEQ-Sea. L’information génétique est prélevée, les génomes sont séquencés à l’aide de matériel de pointe, et une annotation initiale (délimitation des chromosomes, gènes, etc.) est effectuée. Les données passent ensuite à la phase informatique BYTE-Sea, où l’annotation est approfondie, et où le spécimen génomique annoté est mis dans une banque informatique à disposition du monde entier grâce à une plateforme dédiée. Tout le long du processus de collecte et de séquençage, on a assemblé un spécimen taxonomique « étendu », c’est-à-dire un spécimen physique ou génétique (les deux ici, avec le séquençage et la préservation à froid de réplicats) accompagné d’informations détaillées. Celles-ci incluent des métadonnées comme le lieu (géoréférencement) et le cadre d’acquisition (conditions de collecte, protocole d’échantillonnage et de séquençage), mais également des photos en haute définition du spécimen vivant, et éventuellement d’autres séquences moléculaires récupérées à l’aide du spécimens ou des réplicats (ARN, épigénome, protéines). L’usage de spécimens étendus comme la mise à disposition ouverte des données sont au cœur des démarches scientifiques favorisées aujourd’hui.
Résultat de la pêche : de l’avenir dans les molécules
Les bénéfices attendus de ce grand effort de collecte et de séquençage vont bien au-delà de la connaissance génétique de ces espèces et d’une meilleure capacité à isoler leurs liens de parenté. Il pourra en premier lieu en résulter une meilleure compréhension des liens entre le génome et la morphologie, la physiologie, et le développement des êtres vivants marins. L'étude des gènes identifiés et des voies métaboliques auxquelles ils participent permettra l’identification de molécules d’intérêt, qui pourront faire l’objet de futures recherches, notamment par le biais de partenariats publics-privés. Ces molécules sont susceptibles d’être utiles dans de nombreux domaines, notamment dans le domaine médical, de l’agriculture, de l’alimentation, des matériaux innovants, de la dégradation du plastique… Les données génétiques seront également essentielles pour développer l’usage d’ADN environnemental (ADNe) dans le milieu marin. Ces techniques, qui sont une discipline émergente de la génétique, consistent à séquencer des échantillons génétiques provenant de l’environnement, et contenant donc un mélange de séquences d’un grand nombre d’organismes. Elles nécessitent de pouvoir identifier des fragments de séquences disparates, et dépendent donc de références génétiques préalables. L’ADNe et d’autres informations tirées de ces génomes marins pourront également servir à la conservation des espèces marines, la surveillance des espèces invasives, le suivi des stocks de pêche, etc. Sans oublier, bien sûr, la découverte quasi-certaine de nouvelles espèces, déjà constatée lors des expéditions tests ! Le projet ATLASea, qui regroupe des centaines de chercheurs, dont des dizaines de jeunes chercheurs, est également conçu pour former une génération future de chercheurs à la taxonomie, au séquençage et à la bioinformatique, et à encourager davantage de collaboration et de transversalité entre les équipes de recherche.
Louvereau (Luvarus imperialis)
La taxonomie, discipline biologique parmi les plus traditionnelles, peut ainsi encore aujourd’hui être à la pointe de la recherche. A l’aide de grands financements comme ATLASea, notre connaissance du monde vivant progresse, et on est ainsi d’autant plus équipé pour le protéger. Un grand nombre de découvertes fascinantes sur la vie marine nous attendent dans les années qui viennent…
Références :
Bibliographie :
1. « DIVE-Sea, Des Explorations aux Génomes Marins », Conférence de Presse et Dossier de Presse
3. A reference standard for genome biology. Nat Biotechnol 36, 1121 (2018). https://doi.org/10.1038/nbt.4318
Sitographie :
2. Vidéo de présentation : https://youtu.be/sl9oLzFXTbM
3. https://www.earthbiogenome.org/
4.https://www.genome.gov/about-genomics/fact-sheets/Comparative-Genomics-Fact-Sheet
Références Images
Toutes images tirées du Dossier de Presse « DIVE-Sea, Des Explorations aux Génomes Marins »,
Image de Couverture : Exploration La Planète Revisitée © MNHN, Jose Utge
Image 2 méduses ©Tim Mossholder/Unsplash
Image 4 © MNHN- Agnès Iatzoura
Image 5 © MNHN- Agnès Iatzoura
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