Les petits secrets de l’oubli

Les petits secrets de l’oubli

IMAGE: RAMONA RING


Si les mécanismes d’apprentissage sont largement étudiés, ceux de l’oubli restent beaucoup plus mystérieux. Pourtant, des recherches récentes suggèrent que des traitements favorisant l’oubli pourraient être bénéfiques pour soigner les mémoires traumatiques, comme cela est observé dans le syndrome de stress post-traumatique. 


Pas de bonne mémoire sans oubli

Même si la mémoire est essentielle, nous ne nous souvenons pas de tout ! Le rôle de l’oubli est mal compris, et plusieurs hypothèses existent sur son utilité. La première, et peut-être la plus intuitive, éviter la saturation du cerveau. Il est facile d’imaginer que notre cerveau trie nos souvenirs, et élimine les moins utiles. Cependant, les études théoriques estiment qu’il n’existe pas vraiment de capacité limite de notre cerveau. La deuxième hypothèse est celle de la flexibilité comportementale. Nous oublierions petit à petit les mémoires qui ne sont plus capables de guider correctement nos comportements dans un environnement et les remplacerions par des nouveaux apprentissages plus adaptés. Par exemple, vous habitez une grande ville et allez tous les jours au travail en voiture. Un jour, vous déménagez à l’autre bout de la ville. Petit à petit, vous oubliez le trajet exact que vous faisiez auparavant et le remplacez dans votre mémoire par le nouveau trajet maison-travail. La dernière hypothèse se base sur la généralisation de la mémoire, un processus permettant d’utiliser la mémoire d’un évènement particulier dans un contexte similaire, mais pas identique.


Souvenez-vous, il y a quelques années, quelque part en Méditerranée. Vous vous baigniez paisiblement, avant d’apercevoir un banc de méduses… et de vous faire piquer ! Été 2022 en Bretagne, après quelques brasses, un nouveau banc de méduses fait son arrivée. Grâce à la généralisation de la mémoire, votre cerveau qui a associé les méduses aux piqûres vous dira qu’il est temps de retourner bronzer ! Ainsi, votre cerveau garde le plus important (les piqûres de méduses sont douloureuses) et efface les détails (le temps ce jour-là, l’heure de la journée, etc.) de façon à ce que votre mémoire des méduses vous conduise à adopter le bon comportement (ici, prendre ses distances), peu importe le contexte de cette rencontre.


Au fil du temps, notre cerveau garde en mémoire une image globale des évènements effaçant certains détails, supprime ce qui n’est plus adapté ou met à jour certains souvenirs entraînant l’oubli d’éléments qui ne sont plus utiles. Plus votre environnement évolue, plus l’oubli serait favorisé. En effet, dans un contexte stable, les souvenirs qui y sont ont de fortes chances de pouvoir guider ou prédire des comportements qui y sont adaptés, et donc d’être préservés. L’oubli est donc, en quelque sorte, un nouvel apprentissage.

Comment notre cerveau fait-il le tri ?

D’abord un petit rappel, comme expliqué précédemment (lien), chaque mémoire est stockée dans un réseau de neurones qui lui est propre, et la réactivation de ce réseau permet de se souvenir. L’une des premières questions est alors de savoir si l’oubli est dû à la disparition du réseau de neurones stockant un souvenir, ou à l’incapacité de réactiver ce réseau. Les études menées montrent que dans une large majorité des cas, le réseau de neurones associé à un souvenir n’a pas disparu, il est juste inaccessible, ce qui implique que l’oubli n’est pas définitif mais plutôt réversible. Dans ce cas, quels mécanismes biologiques rendent certaines mémoires inaccessibles ? 


Pour communiquer, les neurones forment des points de contact entre eux, appelés synapses, permettant le passage d’un message d’un neurone à l’autre et ainsi d’activer tout un réseau. Après apprentissage, les synapses d’un réseau sont renforcées, entraînant une communication plus efficace. Chaque neurone ayant la charge de stocker certains détails d’un évènement, la perte ou la déstabilisation des synapses entraînent l’oubli plus ou moins important du souvenir en question.Plusieurs processus biologiques contrôlent ces connexions. À l’échelle moléculaire, après un apprentissage, le nombre de récepteurs AMPA (qui permettent à un neurone de recevoir un signal envoyé par un autre) augmente à la synapse. Des études ont montré qu’après un apprentissage, forcer le maintien de ces récepteurs AMPA à la synapse bloquait l’oubli naturel des évènements observé avec le temps.


D’autres processus vont, quant à eux, plutôt cibler l’élimination ou la déstabilisation de la synapse. L’activation des protéines RAC1 et Cdc42 (qui participent au maintien physique des synapses) entraîne une déstabilisation des synapses, qui ne peuvent plus maintenir leur forme et ainsi affaiblit leurs connexions avec les neurones partenaires. On sait également que la microglie, des cellules immunitaires présentes dans le cerveau, sont capables de supprimer certaines synapses formées après apprentissage. Des recherches ont d’ailleurs montré qu’en modulant l’intensité de ces mécanismes moléculaires, il était possible d’influencer sur la capacité à se souvenir. 

À l’échelle cellulaire, on sait également qu’après apprentissage, les neurones inhibiteurs, appelés interneurones, modifient leur activité et contrôlent l’activation des réseaux de neurones. Des chercheurs pensent qu’après apprentissage, l’inhibition par les interneurones des mémoires peu utilisées augmenterait avec le temps, rendant les informations des réseaux inhibés encore plus difficilement accessibles au souvenir. Le dernier phénomène soupçonné d’influencer l’oubli est la neurogénèse. Au sein de l’hippocampe, structure centrale de la mémoire, de nouveaux neurones sont constamment créés. Or, des scientifiques suspectent que lorsque ces nouveaux neurones se forment, ceux-ci intègrent des réseaux de neurones déjà formés (c’est essentiel pour leur survie), les déstabilisant et entraînant ainsi la perte de certaines synapses et donc des informations qu’elles contenaient. 


Après apprentissage, les neurones impliqués dans le réseau stockant le souvenir renforcent leurs connexions de façon à ce que l’activation d’un des neurones puisse facilement réactiver tout le réseau et permettre le souvenir. Avec le temps, ces connexions s’affaiblissent et il devient difficile de réactiver tout le réseau et ainsi préserver la mémoire. Différents mécanismes biologiques sont connus pour promouvoir la déstabilisation des réseaux neuronaux et donc l’oubli, tels que la suppression des récepteurs AMPA à la synapse, la déstabilisation physique des synapses par l’activation des protéines RAC1 ou Cdc42, l’élimination des synapses par la microglie, l’inhibition des réseaux de neurones ou l’insertion de nouveaux neurones dans des réseaux déjà établis.


Comprendre l’oubli pour mieux soigner les troubles de la mémoire

Il existe de très nombreuses pathologies associées à des troubles de la mémoire. Dans les cas les plus sévères d’amnésie, comme observé dans les phases tardives de la maladie d’Alzheimer ou après des traumatismes cérébraux très lourds, certains réseaux sont alors définitivement perdus, car une partie des neurones qui les composent meurt. Toutefois, bien souvent ces réseaux sont simplement devenus particulièrement inaccessibles, comme c’est le cas dans le vieillissement ou l’épilepsie. Au contraire, certaines maladies ou syndromes, comme le syndrome du savant ou celui du stress post-traumatique, sont caractérisés par une hypermnésie, c’est-à-dire une absence d’oubli.


Les personnes atteintes de stress post-traumatiques font généralement l’expérience de mémoires persistantes intrusives de l’évènement traumatique malgré le temps qui passe. Des études chez la souris ont montré qu’augmenter la production de nouveaux neurones via la neurogénèse dans l’hippocampe avait pour effet de promouvoir l’oubli d’évènements négatifs. Par ailleurs, chez la souris, accroître l’activité physique (connue pour son effet positif sur la neurogénèse) après un apprentissage favorise l’oubli de mémoires fraîchement formées. Ainsi ces recherches ouvrent d’intéressantes perspectives sur le rôle de l’oubli et de ses mécanismes dans l’élaboration de nouvelles pistes thérapeutiques pour le traitement des troubles de la mémoire. 


Sources

  1. Gao A, Xia F, Guskjolen AJ, Ramsaran AI, Santoro A, Josselyn SA, Frankland PW. Elevation of Hippocampal Neurogenesis Induces a Temporally Graded Pattern of Forgetting of Contextual Fear Memories. Journal of Neuroscience. 2018 
  2. Schmitz TW, Correia MM, Ferreira CS, Prescot AP, Anderson MC. Hippocampal GABA enables inhibitory control over unwanted thoughts. Nature Communication. 2017 
  3. Ryan TJ, Frankland PW. Forgetting as a form of adaptive engram cell plasticity. Nature Review Neuroscience. 2022 
  4. Ishikawa R, Uchida C, Kitaoka S, Furuyashiki T, Kida S. Improvement of PTSD-like behavior by the forgetting effect of hippocampal neurogenesis enhancer memantine in a social defeat stress paradigm. Molecular Brain. 2019 
  5. Kida S. Reconsolidation/destabilization, extinction and forgetting of fear memory as therapeutic targets for PTSD. Psychopharmacology. 2019 
  6. Migues PV, Liu L, Archbold GE, Einarsson EÖ, Wong J, Bonasia K, Ko SH, Wang YT, Hardt O. Blocking Synaptic Removal of GluA2-Containing AMPA Receptors Prevents the Natural Forgetting of Long-Term Memories. Journal of Neuroscience. 2016 
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7 m
4 septembre 2022
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