Paléontologie et justice sociale : comment dépasser le passé colonial ?

Paléontologie et justice sociale : comment dépasser le passé colonial ?

(Cet article fait suite à un article précédent sur le passé colonial de la paléontologie, à lire également pour avoir le plein contexte !) 

 

Prisonnière de son passé colonial, malgré certains progrès, la paléontologie témoigne encore aujourd’hui d'inégalités globales. A l'échelle des institutions, on rapporte le même constat. Quelles solutions pour avancer ? Question pas si simple...

 


Inégalités géopolitiques et scientifiques

L'histoire de la paléontologie en tant que science, c'est aussi une histoire coloniale (voir article précédent). Encore aujourd'hui, de larges inégalités persistent en termes de ressources scientifiques et de quantité de recherches produites entre des pays à différents stades de développement économique. Bien qu'elles tendent à simplement refléter les tendances socio-économiques déjà présentes, ces inégalités peuvent être exacerbées quand des scientifiques de pays "développés" effectuent des recherches dans des pays "en développement”, surtout quand leur collaboration avec les communautés locales est minime. Un pays peut ainsi voir non seulement son centre de connaissances, mais également son patrimoine paléontologique, être déporté dans un autre pays, forçant les paléontologues locaux à effectuer des études à l'étranger. En plus de cela, un manque de paléontologie locale peut déconnecter un pays de son patrimoine fossile, tant économiquement (perdant par exemple son potentiel touristique) que physiquement et culturellement, générant ainsi moins d'intérêt public et moins de vocations, un cercle vicieux potentiel. Et même si des pays émergents développent leurs propres institutions de recherche, de nouvelles relations d'exploitation peuvent se former. L'exemple le plus extrême, ce que certains considèrent comme les diamants de sang de la paléontologie, une situation que peu en dehors de la discipline s'imagineraient, est l'origine de l'ambre birman. 

 

 

 


De sève et de sang

Les dépôts d'ambre, qui contiennent de la sève fossilisée dans laquelle des animaux ont été piégés, peuvent offrir un degré de conservation exceptionnel. L'ambre du Crétacé provenant du Myanmar est particulièrement prisé, livrant une quantité colossale de spécimens préservés presque parfaitement. De potentiels milliers d'espèces d'insectes y ont été trouvées, ainsi que des restes de petits vertébrés très convoités (provenant de grenouilles, de squamates, d'oiseaux ou même de dinosaures non-aviens). Vendus sur des marchés en Chine près de la frontière birmane, ces fossiles sont exportés illégalement en tant que "gemmes", malgré les lois birmanes protégeant leur patrimoine fossile. Ils proviennent de mines dans l'État de Kachin, une zone de conflit violent entre des groupes séparatistes et l'armée du Myanmar. Non seulement les mines financent ces factions (et par extension leurs violations des droits humains) tour à tour selon le pouvoir en place par l'intermédiaire de taxes, mais elles emploient de jeunes adolescents pour rentrer dans leurs puits étroits. Ceux-ci y subissent des conditions de travail parfois mortelles, sans protection légale ou compensation possible. Même si certains affirment que ces fossiles sont un simple dérivé d'un marché de pierres précieuses bien plus conséquent, il est évident que ceux qui possèdent les mines comprennent la valeur particulière des inclusions de fossiles. La communauté scientifique chinoise semble en être la bénéficiaire principale en termes de publications, cependant elle collabore avec des scientifiques du monde entier, qui contribuent directement ou indirectement à la recherche et aux publications, et peuvent aussi en bénéficier. Des appels à un moratoire sur l'achat d'ambre du Myanmar ont ainsi été émis au sein de la communauté scientifique. Mais certains y opposent l'idée qu'il est préférable que les scientifiques récupèrent ces spécimens, plutôt que de potentiellement en perdre l’accès. Des sujets de recherche inestimables, mais avec un atroce coût humain. Quelles que soient les réserves émises par certains scientifiques, d'autres acceptent de faire des compromis… et leurs données publiées entrent ainsi dans le pot commun.

 


 


Changer de regard

C'est l'exemple moderne le plus extrême, mais il démontre bien que la paléontologie mondiale est loin d'avoir laissé derrière elle toutes ses pratiques problématiques. Quoi qu'il en soit, le temps des colonies est lointain, et la paléontologie actuelle est une discipline très différente à bien des égards. Quels sont les progrès accomplis, et quels progrès restent à faire ? On peut souligner deux problèmes distincts : les questions de diversité et d'accessibilité dans la communauté scientifique au sein d'un pays (une problématique plus généralement posée dans des pays avec une longue histoire paléontologique, mais qui se pose tout aussi justement dans une communauté scientifique en devenir) ; et les questions de disparités entre pays sur une échelle internationale ou globale (que nous avons précédemment abordées). Les solutions de ces vastes problématiques peuvent différer, mais elles sont unies par une même nécessité de changement de mentalité. Nous avons déjà quelque peu exploré le second problème : de nouvelles grandes puissances ont émergé durant le siècle dernier (la Chine, le Brésil, etc.), et de plus en plus de pays légifèrent pour protéger leur patrimoine fossile. Certains, comme la Mongolie, commencent à miser dessus pour encourager la recherche et le tourisme. Mais le progrès n'est pas linéaire, et des dynamiques coloniales ou néocoloniales restent présentes.

 

 

Des progrès faits, des progrès à faire

Pour aborder le premier problème, on peut constater qu'en général les communautés scientifiques sont indéniablement plus diverses qu'elles ont pu l'être par le passé. Et l'image de la paléontologie a elle aussi évolué. Les contributions fondamentales faites par des femmes dans les débuts de la recherche paléontologique sont de plus en plus largement reconnues, notamment au Royaume-Uni où Mary Anning (après le succès de campagnes visant à célébrer ses contributions) est devenue une icône dans l'histoire de la discipline. A mesure que leurs histoires sont découvertes et étudiées dans les cercles historiographiques, il y a fort à parier que des pionniers issus de la diversité suivront également. Mais au-delà des visions idéalisées d'un accès devenu pleinement égalitaire, l'héritage des biais et inégalités historiques ne semblent pas avoir été complètement surmonté. Cependant, de nombreux progrès restent à faire en terme d'accès aux carrières scientifiques pour des communautés typiquement défavorisées, toujours sous-représentées par rapport à leur part de la population. Cela concerne également l'avancement professionnel : les profils historiquement dominants restent majoritaires dans les postes supérieurs, et le "conduit" professionnel des minorités dans la recherche reste en proie aux fuites. Bien que cet état des choses reflète les tendances sociétales, la paléontologie se doit aussi de réfléchir sur son évolution.


 

 

 




Comment faire avancer l'étude du passé ?

Certains dans la discipline s'organisent pour confronter ces problématiques. Palaeontologists Against Systemic Racism est une association qui a pour but de soutenir les membres de démographies sous-représentées dans la recherche, de sensibiliser sur le passé colonial de la paléontologie, d'étudier le racisme systémique et de parler de sujets centrés sur la discrimination raciale. Ils tiennent ainsi des réunions régulières et organisent des conférences ou présentent des chercheurs issus de la diversité ou de tout groupe défavorisé, ou encore venant de pays du Sud. Mais comme on pourrait l'imaginer, il n'est pas simple de s'attaquer à ces types de problèmes systémiques. C'est un processus nébuleux, à mettre en place sur le long terme, nécessitant de se confronter à la nature complexe des systèmes institutionnels et aux difficultés pratiques des interactions entre personnes aux opinions et aux objectifs différents. Les individus actuellement haut placés ne détiennent pas la responsabilité du passé lointain, mais l'héritage d'événements historiques est naturellement ancré dans le statu quo, dans les réalités matérielles des collections scientifiques, et dans certaines pratiques scientifiques. Au-delà du besoin évident de combattre le trafic de fossiles, de respecter les lois sur le patrimoine, et de restituer des spécimens selon les demandes, c'est la nécessité de changer d'approche qui émerge. Il devient crucial de surmonter la préférence pour "l'in-group" pour encourager plus de collaboration internationale, surtout quand on effectue des recherches à l'étranger. Sensibiliser, encourager la discussion, et un accent renouvelé sur l'éthique (y compris dans la formation scientifique) sont aussi essentiels. Il faudrait également approfondir le contact avec les communautés ayant moins d'accès à la science et aux carrières scientifiques, pour y réduire les barrières d'entrée. Définir des projets concrets et réalisables sur la base de ces principes semble être la voie à suivre. 

 


Rester fidèle aux principes scientifiques

Comme on a pu le voir dans l'article précédent sur son passé colonial, le développement d’une discipline paléontologique centrée sur certains pays développés a un impact important sur notre connaissance et notre compréhension de l'histoire de la vie sur notre planète. Une communauté scientifique plus diverse, à la fois au sein des pays et à l'échelle du globe, aura le potentiel d'exprimer de nouvelles perspectives, d'élargir les horizons scientifiques, et de limiter les biais qui seraient endémiques à un groupe plus homogène. Un objectif fondamental de la science consiste en l'élimination de biais pour mieux comprendre le monde naturel - la paléontologie a tout à perdre en refusant de questionner les siens. Qui sait quelles merveilleuses créatures restent à découvrir, et qui pourra bien faire ces découvertes ! - le plaisir d'élucider les mystères de la nature est un privilège qui ne discrimine pas.

 





Références :

 

1. Boodhoo, Thea, "Saving Mongolia's dinosaurs and inspiring the next generation of paleontologists", Earth Magazine (2017)


2. Joel, Lucas, "Some Paleontologists seek halt to Myanmar amber fossil research." New York Times 11.03 (2020): 2020.

 

3. Morisson, Cassius, "Talk: The Impact of Discrimination and Colonialism on Palaeontology" (23/06/22), visible sur https://www.youtube.com/watch?v=T0NE-MiVhDA

 

4. Nature Volume 610 Issue 7392 (20 October 2022)

 

5. Palaeontologists Against Systemic Racism, évènement modéré par Cassius Morisson: "Event: Bias, discrimination and decolonising palaeontology" (03/03/22), visible sur: https://www.youtube.com/watch?v= fCJDzagE34I et https://www.youtube.com/watch?v=M-kVDSM8ADI

 

6. Palaeontologists Against Systemic Racism, Mission Statement, (2022) https://palaeovsracism.wordpress.com/mission-statement/

 

7. Raja, Nussaïbah B., et al. "Colonial history and global economics distort our understanding of deep-time biodiversity." Nature Ecology & Evolution 6.2 (2022): 145-154.

 

8. Raja, Nussaïbah B., & Dunne, Emma M., "Publication pressure threatens the integrity of palaeontological research." (2021).

 

9. Sokol, Joshua. "Fossils in Burmese amber offer an exquisite view of dinosaur times—and an ethical minefield." Science (2019).

 

10. Trisos, Christopher H., Jess Auerbach, and Madhusudan Katti. "Decoloniality and anti-oppressive practices for a more ethical ecology." Nature Ecology & Evolution 5.9 (2021): 1205-1212.

 

11. Witton, Mark, "The ugly truth behind Oculudentavis" (2020), http://markwitton-com.blogspot.com/2020/03/the-ugly-truth-behind-oculudentavis.html

 

Crédits image:

Image 1: Raja, Nussaïbah B., et al. "Colonial history and global economics distort our understanding of deep-time biodiversity." Nature Ecology & Evolution 6.2 (2022): 145-154.

 

Image 2: Xing, Lida, et al. "Hummingbird-sized dinosaur from the Cretaceous period of Myanmar." Nature 579.7798 (2020): 245-249. (RÉTRACTÉ)

 

Image de Couverture par utilisateur Lanzi sur Wikimedia Commons, sous License Creative Commons 3.0: https://creativecommons.org/licenses/by/3.0/

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7 m
1 mars 2023
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