Petite enfance, nos souvenirs envolés

Petite enfance, nos souvenirs envolés

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Il nous est quasiment impossible de nous souvenir de nos premières années. Pourtant, les événements marquants vécus lors de la toute petite enfance sont rarement sans conséquences et sont susceptibles d’altérer l’apprentissage et la mémoire sur le long terme. Zoom sur un phénomène nommé amnésie infantile.



Les premières années de vie restent bien souvent un mystère… Alors que familles et proches se souviennent de votre naissance, de votre première bougie, du parc où vous alliez jouer, pour vous, ces souvenirs semblent avoir disparu. Ce phénomène, appelé amnésie infantile, est bien connu. Il fascine les psychologues et les neurobiologistes tant il en dit long sur la complexité de la mémoire. Comment se fait-il que nous soyons incapables de nous rappeler de notre petite enfance ? Avons-nous tout oublié ? Si oui, comment se fait-il que les personnes ayant grandi dans un environnement anxiogène en portent parfois des séquelles cognitives à l’âge adulte ? 



L’amnésie infantile est encore mal comprise

Ce type d’amnésie ne touche pas tous les apprentissages. Seule la mémoire épisodique, dont l’apprentissage dépend de l’hippocampe, est affectée, alors que la mémoire des apprentissages moteurs (apprendre à marcher, se lever, etc.) ou des connaissances (nouveaux mots, nouveaux visages) est préservée. Avant l’âge de 3 ans, les enfants n’ont pas de souvenirs au long cours de leurs expériences, et les premiers souvenirs, encore vagues et peu nombreux, commencent à émerger entre 3 à 7 ans. Les psychologues pensent alors que l’amnésie infantile est due chez l’enfant en bas âge à l’absence de langage, de conscience du soi ou de théorie de l’esprit (la capacité d’attribuer des intentions, des envies ou des sentiments à une autre personne) les empêchant de former et verbaliser des souvenirs de leurs propres expériences. Cependant, cette théorie a rapidement été contredite, l’amnésie infantile n’étant pas propre à l’espèce humaine. Sa présence a été observée chez d’autres espèces comme la souris, le rat ou le singe, suggérant des mécanismes biologiques anciens et préservés chez un grand nombre d’animaux.




Notre cerveau n’est pas encore totalement développé à notre naissance. Alors que l’hippocampe finit son développement lors de la petite enfance, le cortex préfrontal poursuit le sien jusqu’à l’adolescence. La maturation de ces deux régions ainsi que de leur voie de communication est nécessaire pour une mémoire pérenne. Leur manque de développement dans les mois suivant la naissance est responsable de l’amnésie infantile.



Hippocampe immature, neurogénèse… plusieurs hypothèses débattues

Nous ne naissons pas avec un corps pleinement formé, et notre cerveau continue de se développer pendant l’enfance, voire même jusqu’à l’adolescence ou le début de l’âge adulte. À la naissance, le circuit entre les neurones de l’hippocampe ainsi que leurs connexions ne sont pas encore bien établis. Toutes les propriétés biologiques des neurones ne sont pas totalement acquises et l’activité des neurones n’est pas bien calibrée. Chez l’Homme, l’hippocampe atteint la maturité vers l’âge de 2-3ans, quand nous commençons à former nos premiers souvenirs, bien qu’encore très imparfaits. Selon une des premières hypothèses, l’amnésie infantile est le résultat de l’immaturité de l’hippocampe, qui ne serait pas à même de créer des souvenirs, et encore moins de les garder sur une longue période. Bien qu’il existe une corrélation intéressante entre maturation de l’hippocampe et l’apparition des premiers souvenirs, cette théorie n’explique pourtant pas comment un contexte de stress chronique chez le nourrisson peut impacter si fortement un individu tout au long de sa vie. 


Une seconde hypothèse suggère quant à elle le rôle clé de la neurogénèse dans l’amnésie infantile. Au sein de notre cerveau, une poignée de régions seulement hébergent la neurogénèse, un phénomène biologique grâce auquel de nouveaux neurones se forment tout au long de notre vie. Une de ces régions, le gyrus denté, est l’une des principales sources de nouveaux neurones et se trouve dans l’hippocampe. Ainsi, les nouveaux neurones formés en abondance dans les premiers mois (la neurogénèse étant particulièrement prolifique chez le nourrisson) doivent s’intégrer au sein de réseaux de neurones déjà existants dans l’hippocampe. En s’intégrant, condition sine qua non à leur survie, ces jeunes neurones déstabilisent par la même occasion le réseau dans lequel des souvenirs pourraient être gardés. Ainsi, les souvenirs conservés seraient effacés progressivement au fur et à mesure que de jeunes neurones s’intègrent. Le cerveau immature serait donc capable d’apprendre, mais les étapes essentielles de maturation cérébrale interfèreraient avec la capacité de garder les souvenirs sur le long terme. 



Apprendre à apprendre, la période critique des premiers mois

Une troisième théorie, celle de la période critique d’apprentissage, réconcilie et synthétise les deux premières hypothèses sur l’origine de l’amnésie infantile. Cette théorie est étayée par des études montrant que chez les rongeurs, les très jeunes individus se rappelaient d’un événement émotionnellement fort, mais que ce souvenir était gardé sous forme de mémoire latente, c’est-à-dire endormie et difficilement accessible au souvenir. D’autres études ont montré que les individus très jeunes, à la fois chez l’Homme et chez les rongeurs, sont capables de se rappeler des événements du passé si les chances de se remémorer ont été maximisées par la présence de nombreux indices liés au souvenir en question. Seul un environnement très riche en indices pourrait permettre à cette mémoire latente d’être de nouveau accessible au souvenir. Toutefois, les chances à l’âge adulte de se retrouver dans un contexte vraiment similaire à celui de notre enfance sont très faibles, empêchant les souvenirs de sortir de leur état de dormance. Ainsi, l’hippocampe immature est capable de former une mémoire, mais la garde sous forme de mémoire latente dont on ne peut se rappeler.


L’hippocampe immature apprend à apprendre. À la naissance, l’hippocampe immature n’a pas encore son volume définitif, les circuits de neurones qui le composent ne sont pas encore terminés et la neurogénèse produit alors beaucoup de nouveaux neurones. L’ensemble de ces phénomènes contribue à l’amnésie infantile. À ce stade-là, l’hippocampe n’est pas encore capable de garder en mémoire les souvenirs et de les envoyer au cortex préfrontal, lui aussi en développement, pour leur stockage à long terme. À l’inverse, une fois mature l’hippocampe peut former des souvenirs, se les remémorer et les transférer pour leur stockage à long terme au cortex préfrontal, lui aussi mature.



L’immaturité de l’hippocampe, son développement après la naissance, et la présence de neurogénèse sont responsables ensemble de l’amnésie infantile et seraient à la base de période critique où le cerveau immature apprend à former, garder et se rappeler des souvenirs. Cependant, les mécanismes biologiques permettant au cerveau immature de former une mémoire latente ne sont pas les mêmes que ceux impliqués dans la formation de la mémoire à l’âge adulte. Chez les plus jeunes, les neurones activés après un apprentissage (par exemple l’association entre un lieu et une récompense) restent actifs plus longtemps, facilitant la mémorisation d’un nouvel apprentissage ainsi que son maintien à long terme si ce dernier est basé sur des règles d’apprentissage similaires. Le cerveau immature apprend à apprendre, et la formation d’une nouvelle mémoire favorise celle d’une autre mémoire familière en promouvant la maturation de l’hippocampe. Le cortex préfrontal, qui garde en mémoire sur le long terme les souvenirs qui lui sont envoyés par l’hippocampe, est lui aussi immature à la naissance et poursuit son long développement jusqu’à l’âge adulte. Ainsi l’immaturité concomitante de l’hippocampe et du cortex préfrontal, l’un essentiel à la formation de souvenirs et l’autre au stockage sur des mois voire des années, est un au cœur de l’amnésie infantile.


Bien que les scientifiques ne comprennent pas encore parfaitement à l’échelle moléculaire comment des événements émotionnellement forts vécus dans les premières années après la naissance peuvent impacter fortement sur le très long terme les capacités cognitives des individus, quelques pistes existent. Tout d’abord, lors d’événements particulièrement joyeux ou traumatisants, une autre région cérébrale, l’amygdale, responsable de la contextualisation émotionnelle, entre en jeu. L’activation de l’amygdale lors de l’apprentissage pourrait ainsi venir perturber la formation de certaines mémoires, ainsi que leur maintien sur le long terme. De plus, le stress chronique est connu pour avoir un impact très fort sur l’hippocampe adulte, et encore plus sur l’hippocampe immature. Des études ont déjà montré que le stress perturbe fortement le développement de l’hippocampe, à la fois dans sa morphologie et dans sa

physiologie, et dérégule aussi la neurogénèse. Autant de façons de venir empêcher l’hippocampe d’apprendre à apprendre…






Références


  1. Josselyn SA, Frankland PW. Infantile amnesia: a neurogenic hypothesis. Learning & Memory. 2012 
  2. Travaglia A, Bisaz R, Sweet ES, Blitzer RD, Alberini CM. Infantile amnesia reflects a developmental critical period for hippocampal learning. Nature Neuroscience. 2016
  3. Alberini CM, Travaglia A. Infantile Amnesia: A Critical Period of Learning to Learn and Remember. Journal of Neuroscience. 2017 
  4. Ramsaran AI, Schlichting ML, Frankland PW. The ontogeny of memory persistence and specificity. Developmental Cognitive Neuroscience. 2019 
  5. Bisaz R, Bessières B, Miranda JM, Travaglia A, Alberini CM. Recovery of memory from infantile amnesia is developmentally constrained. Learning & Memory. 2021
  6. Donato F, Alberini CM, Amso D, Dragoi G, Dranovsky A, Newcombe NS. The Ontogeny of Hippocampus-Dependent Memories. Journal of Neuroscience. 2021



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28 juin 2023
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